SOCIÉTÉ
Mardi 15
Décembre 2015 à 10:00 (mis à jour le 15/12/2015 à 10:41)
Islam : l’impossible
aggiornamento
Par
oto © SIPA
L'Incorrect. Quid d'un islam libéral? Alors que de
nombreuses voix appellent à une véritable réforme de l’islam, Marie-Thérèse
Urvoy, professeur des Universités (ICT, Bordeaux 3-Montaigne), souligne les
difficultés de cette entreprise.
« Il n’y
a pas un islam modéré et un islam violent ; l’islam, c’est l’islam ! », avait
déclaré le président turc, Recep Tayyip Erdogan, en 2007. L’Occident, et la
France en particulier, s’obstine à raisonner avec un appareil notionnel et
sémantique qui n’a aucun statut dans le corpus doctrinal de l’islam. On emploie
les mêmes mots pour ne pas dire la même chose. Une surexploitation de
l’expression “islam modéré” en a galvaudé le sens. Aussi convient-il de
s’interroger plutôt sur la possibilité d’un islam libéral.
La
réponse est oui et non. Oui, dans la mesure où cela relèverait des musulmans
eux-mêmes. Non, si l’on s’en tient aux textes fondamentaux. Certes, à l’ère
djihadiste, nombre de musulmans — surtout les plus médiatisés — appellent à
réformer les fondamentaux de l’islam, à l’instar du groupe américain Liberal
Muslims d’il y a vingt-cinq ans. Mais que signifient alors les mots ?
Expriment-ils que l’on choisira dans le Coran et dans les hadiths (traditions
prophétiques) ce qui convient à la circonstance, et que l’on taira le reste ?
À chaque
attentat djihadiste, et pour être exonérés d’assumer l’islamisme, dermatose
pathogène de l’islam, des musulmans excipent de versets coraniques condamnant
les tueries : « ne tuez pas la
vie qu’Allah a déclarée sacrée » (XVII,
33). En fait, le verset complet dit : «
Sauf en droit, ne tuez pas… » De
plus, la suite n’est jamais citée : «
quiconque est tué injustement, Nous donnons, à son proche, pouvoir de le
venger… » À l’évidence, les
auteurs des attentats sont convaincus d’être dans leur plein droit et qu’ils ne
font que venger les leurs. Ainsi, dans la fatwa publiée par l’Arabie Saoudite,
condamnant les attentats du 13 novembre, le verset cité interdit de tuer des
innocents mais il est omis de dire que pour l’islam des textes, tout homme qui
a pris connaissance de la «
religion d’Allah » et ne
s’est pas converti est coupable d’infidélité. De plus, la condamnation du « péché contre Allah » marque ouvertement la stricte
référence à la seule loi émise par le dieu du Coran et non la référence à la
loi universelle, premier principe de la morale naturelle qui s’impose à tous.
Par
ailleurs, il faut discerner entre “réformateur” et “libéral”. On parle déjà de
réformisme à propos du mouvement salafiste. Mais on ne peut qualifier de
libéral, par exemple, l’évolutionnisme sommaire de l’un de ses chefs de file,
Muhammad ‘Abduh (au début du XXe siècle) ; qui affirmait que chaque prophète a
correspondu à une phase de l’évolution de l’humanité et que « quand arriva l’âge où l’humanité
parvint à sa maturité […]alors
vint l’islam qui s’adressa à la raison ». De nos jours, Ali Mérad, dans un
Que sais-je ? sur l’exégèse coranique, réitère par quatre fois son refus de
toute critique historique appliquée au Coran. Mohamed Talbi répète, dans un
livre d’entretiens, que le Coran est formé des ipsissima verba Dei. Peu après
le massacre de Charlie Hebdo,
Ghaleb Bencheikh publie sur Internet un texte vigoureux au titre éloquent : « Refonder la pensée théologique de
l’islam », où il réclame de «
reconnaître qu’un corpus
violent a existé dans la
tradition islamique, seul référentiel des djihadistes ». Mais dans ce
manifeste de cinq pages, n’est jamais prononcé le mot “Coran”.
Il faut
retenir que les intellectuels musulmans qui écrivent en France ou en Occident,
pour les Français ou les Occidentaux, ne représentent qu’eux-mêmes.
D’Abdelwahab Meddeb à Abdennour Bidar, de Malek Chebel à tant d’autres moins
médiatisés, aucun d’entre eux n’a fait école ni en France ni en terre d’islam.
Leurs discours programmatiques sont reçus comme un espoir anticipé d’un islam
libéral, mais la difficulté concrète est que cela demeure encore le fait
d’individualités, ce n’est jamais une action mobilisatrice qui engendrerait un
courant populaire. Bien plus, il est avéré que dans cet état d’esprit, on ne peut
aller plus loin que des concessions de détail.
Paradoxalement,
les idées pour un islam libéral viennent de musulmans vivant en terre d’islam,
tels le Pakistanais Fazlur Rahman et le Soudanais Mahmoud Mohamed Taha. Le
premier est mort, en 1988, en exil aux États-Unis, le second a été pendu à
Khartoum, en 1985. Fazlur Rahman dénonçait deux faillites : se verrouiller dans
le cercle de l’orthodoxie en laissant en dehors l’essentiel ; tomber dans un
objectivisme scientifique qui interdit toute élévation aux vérités supérieures
de la foi. L’esprit a été réduit à l’aune du droit, la théologie a été
remplacée par le fiqh et l’orthopraxie a triomphé. Mais
si l’on est fier de citer Fazlur Rahman, qui l’a suivi réellement ?
Le pas
décisif est franchi par Taha, qui ne se limite pas au réformisme. Il défend le
contenu et le sens du titre de son principal ouvrage, paru en 1967 : la Seconde Mission de l’islam,
mission à retrouver dans les seules sourates mecquoises du Coran, qui sont un
appel à l’homme responsable devant Dieu et à son libre choix, alors que les
sourates médinoises sont liées à des circonstances historiques particulières et
sont donc « abrogées » de droit. L’idéal de l’islam n’a
jamais été atteint, contrairement au mythe d’un âge d’or.
Si l’on
veut que l’expression “islam libéral” couvre autre chose qu’une accommodation
circonstancielle — justifiée au demeurant par la taqiyya (dissimulation légale) —, il faut
qu’il se fonde sur l’affirmation explicite et nette que le Coran est un livre
inspiré, mais non dicté en une “descente” (tanzîl) concrète du ciel, et
qu’il transmet un message purement spirituel et non une loi (charia). En terre
d’islam, beaucoup de musulmans en sont convaincus, mais ne peuvent le dire
puisqu’ils sont soit contraints à l’exil, comme Nasr Hamid Abû Zayd, soit
assassinés, comme Farag Foda. Ce qui réduit les musulmans de France à un rôle
de simples promoteurs d’une réforme libérale rêvée. Elle apaise un Occident
humanitaire, vacillant sous le doute et le déni de soi.
À lire
Entretiens
sur l’islam, de Louis
Garcia. Éditions Docteur Angélique, 96 pages, 10 €.
La
mésentente, Éditions
du Cerf, 352 pages, 24 €.