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Dominique et Marie- Thérèse Urvoy répondent aux questions de la NEF

Dominique Urvoy
Source : La Nef n°196 de septembre 2008

Nous poursuivons notre enquête sur l’islam lancée dans le numéro de juin. Après Rémi Brague et Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Dominique et Marie-Thérèse Urvoy répondent à leur tour aux trois questions posées à chacun de nos intervenants : « 1) L’islam est-il intrinsèquement mauvais et dangereux, est-il totalitaire ? 2) L’islam a-t-il remplacé le communisme comme danger majeur pour l’Europe ? 3) Peut-on cohabiter pacifiquement avec l’islam, peut-on et doit-on dialoguer avec lui ? » L’enquête se poursuivra le mois prochain.

Tout d’abord ne pas confondre islam-religion et islam-civilisation, deux niveaux distincts de réalité qu’on ne peut légitimement désigner d’un même mot (à peine différenciés dans l’écriture et fusionnés dans la phonation) que dans la mesure où la civilisation s’est formée autour d’un noyau juridique issu de la religion. Cependant :
– l’aspect juridique ne couvre pas la totalité des actions humaines, même s’il prétend avoir vocation à le faire. Le croyant est tenu à respecter le binôme obligation-interdit ; il y a plus de latitude pour le binôme recommandé-déconseillé ; et il reste encore une très large marge de permis de façon neutre.
– il y a toujours eu tension entre les corps sociaux religieux et politique. Les oulémas, détenteurs du savoir (‘ilm) par excellence qu’est le savoir religieux, tendent à l’imposer en contrôlant les décisions du politique et toutes les activités du corps social. Le politique, généralement pragmatique, a donc souvent cherché à se dégager de ce contrôle.

Le Coran

1. Le savoir religieux est constitué autour d’un texte, le Coran, compilé pour l’essentiel durant une période d’un peu moins d’un siècle, qui contient des aspects très contrastés : miséricorde et violence ; prescriptions rigoureuses et indications d’accommodements ; haute spiritualité et réglementation minutieuse d’aspects très concrets de la vie ; etc. D’où la possibilité pour des individualités consistantes de présenter des aspects différents de la religion en privilégiant tel aspect sur son opposé.
Il y a eu presque toujours consensus pour considérer que la Révélation implique une loi (sharî‘a), des écoles juridiques tablant sur les possibilités d’accommodement (prise en considération de la meilleure solution [istihsân] ou de l’utilité pour la collectivité [istislâh]) et d’autres jouant l’intransigeance. Certains oulémas, prenant au sérieux leur rôle de régulateur de la vie des croyants, peuvent se montrer très humains ; d’autres rigoristes. Il est impossible de se prononcer sur les proportions des deux tendances. En revanche il y a la force des textes.
Or si le Coran est contrasté dans le détail, dans sa composition d’ensemble toute une série de procédés rhétoriques poussent le fidèle au-delà des formulations explicites dans le sens a) de l’omniprésence de la loi, b) du durcissement vis-à-vis de toute déviance, à plus forte raison de tout ce qui n’est pas soumission (sens du mot islam).
En outre, au cours de l’histoire, les choix qui ont été faits tant dans la vocalisation du texte coranique (le jeu des voyelles modifie la portée du ductus consonantique) que dans les traditions prophétiques pour sélectionner celles qui étaient jugées authentiques, sont généralement allés dans le sens du durcissement. Aussi le plus célèbre théologien sunnite, al-Ghazâlî (xie s.) a-t-il éliminé l’istihsân et l’istislâh des Sources du Droit. Le recours à ces procédés peut donc toujours être contesté.
Ainsi, malgré les réelles marges de manœuvre existantes, que tentent d’exploiter les musulmans modernistes, toute l’histoire de l’islam-religion, depuis la mise en forme du texte coranique jusqu’à la théorisation définitive des sources du Droit, est allée dans le sens de la constitution d’un système de pensée clos.

Au niveau pratique

2. Au niveau de la vie pratique, le conflit latent entre oulémas et politiques 
s’est traduit par des récriminations périodiques des premiers contre des actes des seconds jugés contraires à la loi religieuse, et par des efforts de ceux-ci pour essayer de neutraliser les premiers par le jeu des nominations officielles et des promotions. Mais dans les périodes difficiles l’issue a presque toujours été cherchée dans le renforcement de la sphère du religieux (cf., actuellement, le slogan « L’islam est la solution », et la formule du « gouvernement du faqîh »).
Malgré leur antagonisme de nature les deux sphères du religieux et du politique tendent donc périodiquement au rapprochement au bénéfice de la première. Quand ce rapprochement en arrive à la fusion, on a affaire à un État totalitaire (ex. l’Empire almohade au Maghreb, l’État mahdiste au Soudan, etc.).
De plus, tant les gouvernements que les simples croyants ont souvent tendance à aller au-delà des prescriptions effectives du Fiqh. Cela parce que, par-delà la lettre qui est complexe, l’esprit du Coran pousse dans ce sens simplificateur à l’excès, au moyen de procédés rhétoriques, invisibles à une simple lecture, mais dont nous avons montré la réalité dans notre étude sur L‘action psychologique dans le Coran.
L’ijtihâd (effort d’interprétation), auquel se raccrochent les modernistes, peut certes améliorer la situation sur des points de détail, mais il ne peut supprimer l’objection que « cela est inscrit dans le Livre de Dieu ». Il aboutit au mieux à des propositions de moratoires ; ce qui signifie que tout peut être remis en place dès que la situation le permet.
La solution proposée par ‘Alî ‘Abdelrâziq et par Mahmûd Muhammad Taha, de considérer l’islam comme un pur message spirituel, une pure religion intériorisée, où les prescriptions ne seraient que des indications symboliques, est sans doute la seule issue. Mais un tel choix a des implications drastiques, que ces penseurs généreux eux-mêmes n’ont pas vues, faute d’avoir approfondi la portée psychologique de l’organisation d’ensemble du Coran :
– il faut rompre avec le dogme du Coran parole même de Dieu dans sa matérialité, car c’est ce dogme qui le rend intouchable et qui fait que tout moratoire peut être levé ;
– il faut accepter une vision historique de ce texte comme collecte de témoignages sur Dieu (comme cela est généralement accepté pour la Bible).
Mais alors on se heurtera au risque qu’a bien vu le penseur moderniste Fazlur Rahman : supprimer l’aspect socio-politique de l’islam c’est en faire un simple moralisme. Or c’est bien le cas chez de nombreux musulmans, spontanément et souvent inconsciemment. Mais le besoin de garder une étiquette spécifique pousse les autres à conserver, sinon accentuer, les ferments négatifs.
L’islam a explicitement vocation conquérante. Qui l’emportera, des musulmans silencieux ou des activistes ? Et qu’est-ce qui empêchera les premiers de suivre les seconds par esprit de corps ? Dans les pays musulmans, cela ne dépend que d’eux. Chez nous, cela dépendra de notre capacité à résister aux menées manifestes et surtout à ne pas admettre, sous prétexte de générosité, des manipulations hypocrites.
Or il faut reconnaître que le dialogue avec les musulmans (non avec l’islam) connaît de nos jours des dérives. L’amour surnaturel (charité) dans le christianisme contraste avec la religion de groupe fermé à structure sacralisée dans l’islam. Les chrétiens se situent dans une logique théologale d’empathie sentimentale tandis que les musulmans réclament un cadre précis pour réaliser leur morale juridique. Dans la pratique le dialogue se réalise dans des équivoques (sur Jésus, sur l’amour de Dieu, sur l’amour du prochain, etc.) aboutissant à de graves erreurs théologiques. Abdelmagid Charfi a récemment dénoncé le caractère fallacieux de la Lettre des 220 imâms au pape qui n’aboutira qu’à des « sourires » sans plus. En 1976, le Cheikh d’al-Azhar disait, à propos d’une délégation du Vatican, que le dialogue était 

injustifié en pays musulman, car la loi islamique avait tout organisé au mieux, mais utile ailleurs pour assurer une meilleure situation aux musulmans. À quoi obtempèrent nombre de chrétiens praticiens du dialogue, qui vont jusqu’à souffler à leurs interlocuteurs les thèmes qui leur paraissent porteurs.

En résumé : 1) L’islam-religion a vocation totalitaire et donc l’Islam-société est potentiellement totalitaire. C’est seulement la vertu des hommes qui les en sauve ! 2) sous sa forme militante actuelle, qui a un impact infiniment supérieur aux formes dites modérées ou modernistes, l’Islam est bien le premier danger désormais pour l’Europe ; 3) s’il est possible de cohabiter avec les musulmans qui ont opté pour une pure religion intériorisée, cela est très difficile pour les autres, et impossible pour les activistes. Quant au dialogue, sa pratique est à revoir totalement.
Dominique et Marie-Thérèse Urvoy 

Dominique Urvoy est professeur de pensée et civilisation arabes à l’université de Toulouse-II et son épouse Marie-Thérèse Urvoy est professeur d’islamologie et d’arabe à l’Institut catholique de Toulouse ; ils ont publié ensemble L’action psychologique dans le Coran, Cerf, 2007, 103 pages, 13,90 euros.