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Rémi Brague répond aux questions de la NEF

Rémi Brague
Source : La Nef n°195 de juillet-août 2008

Nous avons lancé le mois dernier notre enquête sur l’islam en présentant les enjeux et 
les problèmes en cause. Nous publions ce mois-ci les textes de Rémi Brague et Jean-Pierre Péroncel-Hugoz qui répondent aux trois mêmes questions. Nous poursuivrons 
dans notre prochain numéro la publication des réponses reçues.


1) L’islam est-il selon vous intrinsèquement mauvais et dangereux, est-il 
totalitaire ?

Je n’aime pas trop ce genre de question, vous pouvez le deviner. D’abord, parce que « islam » a plusieurs sens : religion de l’abandon intégral de soi à Dieu, civilisation vieille de quatorze siècles, populations professant actuellement la religion musulmane. Il est tellement facile de confondre le jugement purement intellectuel que l’on peut porter sur une religion (ou idéologie, ou position politique, etc.) avec l’attitude concrète envers ceux qui professent telle ou telle idée. Il faut garder sa liberté de jugement et de parole envers la religion, tout en accordant à ceux qui la professent le respect infini que nous devons à tout homme. On peut penser que le tabac est cancérigène tout en ayant des amis fumeurs… 
Et même à l’intérieur de l’islam au sens étroit, comme religion, il ne faut pas tout mélanger. Il y a d’une part les sources dont chaque musulman reconnaît l’autorité, à savoir le Coran, qu’il croit dicté par Dieu, et les récits sur la vie (sira) et les déclarations (hadith) de Mahomet. Il y a d’autre part les développements postérieurs dans les écoles juridiques, les confréries soufies, la piété populaire, qui varient selon les pays et les époques. On peut penser ce qu’on veut de Mahomet et du Coran. Cela n’empêche pas de reconnaître la grandeur de la civilisation, et la dignité de la vie de certains musulmans.
Totalitaire ? L’adjectif a pris une coloration péjorative dont on ne peut plus guère le séparer. Il vaudrait mieux l’éviter. Si l’on veut dire par là que l’islam revendique la totalité de l’humanité et l’être humain dans toutes ses dimensions, d’accord. Mais le christianisme lui aussi s’adresse à tout homme et à tout l’homme. Souvenez-vous de ce que Roland Freisler, le Vichinsky de l’Allemagne nazie, avait lancé : le nazisme et le christianisme ont un point commun et un seul, c’est qu’ils veulent l’homme tout entier. La différence concerne non l’objet, mais la façon dont s’exerce la revendication, soit par la contrainte politique ou la pression sociale, soit en faisant appel à la liberté : la Gestapo ou la grâce, ce n’est pas la même chose… 
On pourrait dire de même que l’islam est « fondamentaliste », sans nuance péjorative, mais de façon purement descriptive : il voit dans le Coran un livre dicté par Dieu, un peu comme les fondamentalistes protestants voient dans la Bible le recueil infaillible de toutes les vérités, à prendre à la lettre. 

2) L’islam a-t-il remplacé le communisme comme danger majeur pour l’Europe ?
Le rapprochement entre les deux mouvements historiques n’est pas nouveau. En particulier, Jules Monnerot, dans sa Sociologie du communisme (1950), avait qualifié celui-ci d’islam du xxe siècle. Ce qui comportait une part de vérité. Grande ou petite, je laisse aux connaisseurs le soin d’en décider. Mais en tout cas, la comparaison allait en sens inverse : ce qui faisait peur à l’époque, et non sans raison, c’était le léninisme, qui se prétendait « communiste », alors que l’islam ne servait que de métaphore. Aujourd’hui, on a cessé, peut-être un peu vite d’ailleurs, de craindre le léninisme. Et c’est à l’islam que l’on fait jouer le rôle du « méchant », comme J.R. dans Dallas : « celui que vous aimez haïr »… À l’extrême-gauche, certains, déçus par l’échec de l’Union Soviétique, sont d’ailleurs fascinés par la puissance, réelle ou supposée, du terrorisme islamique, qui leur semble seul à même de mettre à mal leur principal ennemi, les États-Unis.
Le plus 

grand danger pour l’Europe, et pour l’Occident entier, est intérieur. Quels que soient les adversaires de l’Europe, réels ou imaginaires, ils ne tirent leur force que de sa faiblesse intérieure. C’était déjà le cas avec l’Union Soviétique. Cette maladie paralysante, c’est le doute de soi, le sentiment de culpabilité par rapport au passé ; c’est la haine de soi qui tourne en haine de la vie. Au confluent des deux, c’est chez certains la haine du christianisme que l’on charge de tous les crimes de l’histoire. 
L’un des aspects de cette faiblesse intérieure, c’est d’ailleurs le refus des Européens de la regarder en face pour en chercher les remèdes. Et pour se cacher l’origine intérieure du mal, rien de tel que de projeter ses craintes sur un épouvantail extérieur. Léninisme et islam, de ce point de vue, remplissent la même fonction. 

3) Peut-on cohabiter pacifiquement avec l’islam, peut-on et doit-on dialoguer avec lui ?
On doit et on peut cohabiter pacifiquement avec des populations venues de pays musulmans par immigration, et aussi avec des pays voisins, comme ceux du Maghreb, dans lesquels l’islam est la religion dominante. Bien sûr, il faut aussi faire pression sur les gouvernements des pays musulmans pour qu’ils respectent la liberté religieuse de leurs citoyens ou sujets ; qui doivent pouvoir changer de religion s’ils le veulent, pratiquer leur culte, etc. La situation varie selon les pays, mais dans l’ensemble nous en sommes encore loin.
Pour parler du rapport avec l’islam comme religion, le mot « cohabiter » ne convient guère. Dialoguer ? On ne peut le faire qu’avec des personnes. La première difficulté sera alors, si des musulmans cherchent le dialogue, de savoir si ces personnes représentent autre chose qu’elles-mêmes. L’islam sunnite, neuf musulmans sur dix, donc, n’a pas de magistère doté d’autorité. L’islam chiite a développé ce genre de clergé, ce qui a sans doute facilité la récente déclaration commune entre le Vatican et des intellectuels chiites.
La grande difficulté du dialogue avec l’islam est que celui-ci se comprend dès l’origine comme un post-christianisme. Le Coran contient déjà une polémique contre les chrétiens, et le ‘Issâ (Jésus) dont il parle est un personnage purement virtuel, messager d’un Évangile (au singulier !) évidemment disparu, et qui aurait été une sorte de Coran. Ce ‘Issâ n’a guère plus que le nom en commun avec le Jésus dont parlent les quatre Évangiles. L’islam se croit destiné à rétablir la vérité que les chrétiens ont déformée, et donc à remplacer ce qui s’imagine être le christianisme et qui n’est en fait qu’une trahison du message de Jésus. Cette façon de voir, le colonel Khadafi l’a récemment développée à Paris, devant un auditoire médusé. Le plus inquiétant n’est d’ailleurs pas le culot du dictateur libyen. C’est la surprise du public, pourtant composé de gens « importants » et supposés cultivés, devant ce qui est en islam quasiment une évidence…
Le ronron bien comme il faut sur les trois monothéismes, les trois religions d’Abraham, les trois religions du Livre, etc. est bien sûr plus confortable. Mais parler ainsi, c’est se placer d’un point de vue chrétien que les Musulmans n’acceptent pas. Du coup, on n’aboutit guère qu’à des monologues parallèles. La première condition, si nous voulons vraiment discuter, est donc de savoir comment l’islam se comprend lui-même.

Rémi Brague est professeur de philosophie aux Universités de Paris I-Sorbonne et de Munich, auteur notamment de Europe, la voie romaine et Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres.