La confrontation scientifique
de l'islam et de l'Occident
Dominique Urvoy
Source : La Nef n°191 de
mars 2008
L‘islam-religion et
l'Islam-civilisation ne se recouvrent que partiellement : cette dernière étant
simplement celle des pays qui ont suivi le droit musulman (fiqh), car l'islam
considère qu'une révélation implique nécessairement une loi (charî'a). Mais
même si en principe le fiqh régit la totalité de la vie humaine, en fait beaucoup
de choses lui échappent et il y a toujours eu tension entre les hommes de
religion désireux de tout contrôler, et les acteurs effectifs, tant dans les
domaines pratiques (politique, commerce,...) qu'intellectuels (littérature,
science, philosophie).
Le mot « science » ('ilm), omniprésent dans le Coran, ne désigne que le savoir religieux (mémorisation de la révélation, des traditions prophétiques, des règles juridiques,...). Jusqu'à tout récemment, ce qu'en Occident on appelle « science » n'a été désigné en arabe que par composition : « science de la nature », « science de la configuration » (astronomie), etc. Il ne s'agissait donc jamais que d'un savoir par participation.
Participation parce que dans le savoir religieux il y a appel à certaines disciplines complémentaires correspondant à ce que nous appelons maintenant « science » : science des fractions, impliquée par la discipline des successions ; observations astronomiques pour fixer exactement les critères liturgiques ; comptabilité, pour répondre à l'insistance coranique sur l'honnêteté dans les poids et mesures.
La copie de l’Occident
A partir de là, il était possible de justifier une activité scientifique. Celle-ci a donc pu s'appuyer sur le travail de traduction réalisé par des sujets de l'Empire restés non musulmans (surtout chrétiens mais aussi sabéens) et gardant l'héritage philosophico-scientifique de l'Antiquité. Ce processus de traduction-adaptation n'a duré que du viiie au xe siècle, tant que l'Empire était puissant et savait profiter de la présence en lui de minorités.
Pour remarquables qu'aient été les développements qui se sont ainsi « glissés » dans le cadre de la civilisation régie par le fiqh (1), cela n'a pas été sans entraîner des effets négatifs. D'abord la méfiance des religieux vis-à-vis de ce savoir « étranger », conduisant notamment à récuser totalement la physique d'inspiration grecque. Ensuite la déviation vers les sciences occultes (alchimie, magie, astrologie), encouragée par l'influence de la « science des lettres » d'origine sémitique. Enfin, dans le domaine particulier de la médecine, longtemps l'apanage des Juifs et des chrétiens, les meilleures réalisations, qui se situaient expressément dans le prolongement d'Hippocrate et de Galien, ont été concurrencées auprès du grand public par la « médecine du prophète », recueils d'indications de « remèdes de bonne femme » tirés des traditions du prophète Mahomet. À quoi s'ajoute le fait – alors universel – de l'isolement des scientifiques qui ne se regroupent que rarement en filiations ou en écoles.
« Tâtonnement »
Dans ces conditions, le rapport de l'Occident avec la science arabe peut être caractérisé par les termes de « tâtonnements » et de « recherches individuelles ». Tâtonnements parce que la civilisation islamique ne se présentait pas d'emblée comme une « civilisation scientifique ». C'était une civilisation certes brillante mais où les aspects susceptibles d'intéresser une civilisation étrangère se réduisaient d'abord à ce qui fascine toujours dans l'exotisme, à savoir l'ésotérique. On a donc commencé, dans la Péninsule ibérique, là où le contact était presqu'immédiat, par traduire des ouvrages d'alchimie et d'astrologie. Il a fallu l'action d'un homme de l'extérieur, le grand maître de l'Ordre de Cluny, Pierre le Vénérable, pour que l'on prenne l'islam au sérieux et que l'on se mette à traduire d'abord des textes religieux, puis des textes philosophiques. Encore l'action des Juifs contraints à l'émigration par le régime almohade a-t-elle été un puissant adjuvant à ce
Le mot « science » ('ilm), omniprésent dans le Coran, ne désigne que le savoir religieux (mémorisation de la révélation, des traditions prophétiques, des règles juridiques,...). Jusqu'à tout récemment, ce qu'en Occident on appelle « science » n'a été désigné en arabe que par composition : « science de la nature », « science de la configuration » (astronomie), etc. Il ne s'agissait donc jamais que d'un savoir par participation.
Participation parce que dans le savoir religieux il y a appel à certaines disciplines complémentaires correspondant à ce que nous appelons maintenant « science » : science des fractions, impliquée par la discipline des successions ; observations astronomiques pour fixer exactement les critères liturgiques ; comptabilité, pour répondre à l'insistance coranique sur l'honnêteté dans les poids et mesures.
La copie de l’Occident
A partir de là, il était possible de justifier une activité scientifique. Celle-ci a donc pu s'appuyer sur le travail de traduction réalisé par des sujets de l'Empire restés non musulmans (surtout chrétiens mais aussi sabéens) et gardant l'héritage philosophico-scientifique de l'Antiquité. Ce processus de traduction-adaptation n'a duré que du viiie au xe siècle, tant que l'Empire était puissant et savait profiter de la présence en lui de minorités.
Pour remarquables qu'aient été les développements qui se sont ainsi « glissés » dans le cadre de la civilisation régie par le fiqh (1), cela n'a pas été sans entraîner des effets négatifs. D'abord la méfiance des religieux vis-à-vis de ce savoir « étranger », conduisant notamment à récuser totalement la physique d'inspiration grecque. Ensuite la déviation vers les sciences occultes (alchimie, magie, astrologie), encouragée par l'influence de la « science des lettres » d'origine sémitique. Enfin, dans le domaine particulier de la médecine, longtemps l'apanage des Juifs et des chrétiens, les meilleures réalisations, qui se situaient expressément dans le prolongement d'Hippocrate et de Galien, ont été concurrencées auprès du grand public par la « médecine du prophète », recueils d'indications de « remèdes de bonne femme » tirés des traditions du prophète Mahomet. À quoi s'ajoute le fait – alors universel – de l'isolement des scientifiques qui ne se regroupent que rarement en filiations ou en écoles.
« Tâtonnement »
Dans ces conditions, le rapport de l'Occident avec la science arabe peut être caractérisé par les termes de « tâtonnements » et de « recherches individuelles ». Tâtonnements parce que la civilisation islamique ne se présentait pas d'emblée comme une « civilisation scientifique ». C'était une civilisation certes brillante mais où les aspects susceptibles d'intéresser une civilisation étrangère se réduisaient d'abord à ce qui fascine toujours dans l'exotisme, à savoir l'ésotérique. On a donc commencé, dans la Péninsule ibérique, là où le contact était presqu'immédiat, par traduire des ouvrages d'alchimie et d'astrologie. Il a fallu l'action d'un homme de l'extérieur, le grand maître de l'Ordre de Cluny, Pierre le Vénérable, pour que l'on prenne l'islam au sérieux et que l'on se mette à traduire d'abord des textes religieux, puis des textes philosophiques. Encore l'action des Juifs contraints à l'émigration par le régime almohade a-t-elle été un puissant adjuvant à ce
Un apport à relativiser
Pour capitale que soit l'influence de la production scientifique musulmane sur l'Occident médiéval, il faut la relativiser. La « science arabe » ne s'est pas « imposée » par elle-même ; il a fallu la chercher. Ce que l'islam comme tel « imposait » comme science, c'était des disciplines purement pratiques (science des fractions, comptabilité, astronomie cotée). Le reste, notamment le célèbre « algèbre » et l'invention du « zéro » (en soi simple perfectionnement de la découverte des savants de l'Inde, découlant du calcul par position), il a fallu que des individus l'aillent chercher auprès d'autres individus, à travers des écrits difficiles à trouver. En outre, les principaux titres de gloire de cette influence, que sont l'astronomie et la médecine, ne sauraient être considérés comme étant « à l'origine » du développement scientifique de l'Occident, ces deux disciplines ayant connu aux xviie et xviiie siècles de véritables révolutions.
La somnolence culturelle du monde musulman à partir du xive siècle se heurte au xviiie au contact forcé avec l'Occident. L'Islam découvre alors avec stupeur et consternation qu'il est en retard. Ce sera jusqu'à nos jours l'angoissante question des intellectuels musulmans : pourquoi ce changement de situation ? Car la grande différence avec le passé réside dans le fait que l'Occident s'« impose » comme une civilisation scientifique et technicienne. Il n'y a plus à chercher la science, elle est prédominante et toute la question réside en son assimilation. Mais comme la science actuelle se développe à toute vitesse, le monde musulman en est le plus souvent réduit à la course à la traduction.
Un savoir venu d’ailleurs
Dès le xixe siècle une petite minorité en Inde a voulu relever le défi et a créé des collèges où, à côté de l'enseignement islamique, se donnait un enseignement calqué sur le modèle anglais. Leurs héritiers sont les seuls actuellement à participer à l'élaboration de la science, le plus souvent dans des laboratoires occidentaux. Mais la grande majorité a considéré cela comme une trahison et a développé l'idée qu'il fallait « se réapproprier » la science dont l'Occident devait les prémisses aux traductions de l'arabe. On prétend alors séparer la technique scientifique de l'arrière-plan culturel jugé malsain, se condamnant ainsi à la simple application d'un savoir élaboré ailleurs. Ainsi, les Frères musulmans recrutent beaucoup dans les milieux d'ingénieurs. En contrepartie se développe une pseudo-science prétendant appliquer les formules de la science moderne aux données coraniques, comme le calcul de « la vitesse du paradis » ou « la captation de l'énergie des djinns ».
Dominique Urvoy a été chercheur à la Casa de Velázquez (Madrid, 1970-1973), à l'Institut français d'études arabes de Damas (1973-1974), au CNRS (1974-1981). Il a enseigné à l'université de Damas (1968-1970), à l'École des lettres de Beyrouth (1969-1970) et à l'université de Dakar (1981-1985). Il est actuellement professeur de pensée et civilisation arabes à l'université de Toulouse-II. Il a publié plusieurs ouvrages sur la vie intellectuelle dans l'Espagne musulmane, la confrontation islamo-chrétienne et les penseurs arabes indépendants. Il est notamment l’auteur de Histoire de la pensée arabe et islamique (Seuil, 2006, 676 pages, 29 e) et vient de publier avec son épouse Marie-Thérèse Urvoy L’Action psychologique dans le Coran (Cerf, 2007, 103 pages, 13,90 e, ouvrage qui sera présenté prochainement dans La Nef).
(1) Voir l'Histoire des sciences arabes, R. Rashed, Seuil, 1997, et la revue Arabic Sciences and Philosophy, Cambridge University Press.
Pour capitale que soit l'influence de la production scientifique musulmane sur l'Occident médiéval, il faut la relativiser. La « science arabe » ne s'est pas « imposée » par elle-même ; il a fallu la chercher. Ce que l'islam comme tel « imposait » comme science, c'était des disciplines purement pratiques (science des fractions, comptabilité, astronomie cotée). Le reste, notamment le célèbre « algèbre » et l'invention du « zéro » (en soi simple perfectionnement de la découverte des savants de l'Inde, découlant du calcul par position), il a fallu que des individus l'aillent chercher auprès d'autres individus, à travers des écrits difficiles à trouver. En outre, les principaux titres de gloire de cette influence, que sont l'astronomie et la médecine, ne sauraient être considérés comme étant « à l'origine » du développement scientifique de l'Occident, ces deux disciplines ayant connu aux xviie et xviiie siècles de véritables révolutions.
La somnolence culturelle du monde musulman à partir du xive siècle se heurte au xviiie au contact forcé avec l'Occident. L'Islam découvre alors avec stupeur et consternation qu'il est en retard. Ce sera jusqu'à nos jours l'angoissante question des intellectuels musulmans : pourquoi ce changement de situation ? Car la grande différence avec le passé réside dans le fait que l'Occident s'« impose » comme une civilisation scientifique et technicienne. Il n'y a plus à chercher la science, elle est prédominante et toute la question réside en son assimilation. Mais comme la science actuelle se développe à toute vitesse, le monde musulman en est le plus souvent réduit à la course à la traduction.
Un savoir venu d’ailleurs
Dès le xixe siècle une petite minorité en Inde a voulu relever le défi et a créé des collèges où, à côté de l'enseignement islamique, se donnait un enseignement calqué sur le modèle anglais. Leurs héritiers sont les seuls actuellement à participer à l'élaboration de la science, le plus souvent dans des laboratoires occidentaux. Mais la grande majorité a considéré cela comme une trahison et a développé l'idée qu'il fallait « se réapproprier » la science dont l'Occident devait les prémisses aux traductions de l'arabe. On prétend alors séparer la technique scientifique de l'arrière-plan culturel jugé malsain, se condamnant ainsi à la simple application d'un savoir élaboré ailleurs. Ainsi, les Frères musulmans recrutent beaucoup dans les milieux d'ingénieurs. En contrepartie se développe une pseudo-science prétendant appliquer les formules de la science moderne aux données coraniques, comme le calcul de « la vitesse du paradis » ou « la captation de l'énergie des djinns ».
Dominique Urvoy a été chercheur à la Casa de Velázquez (Madrid, 1970-1973), à l'Institut français d'études arabes de Damas (1973-1974), au CNRS (1974-1981). Il a enseigné à l'université de Damas (1968-1970), à l'École des lettres de Beyrouth (1969-1970) et à l'université de Dakar (1981-1985). Il est actuellement professeur de pensée et civilisation arabes à l'université de Toulouse-II. Il a publié plusieurs ouvrages sur la vie intellectuelle dans l'Espagne musulmane, la confrontation islamo-chrétienne et les penseurs arabes indépendants. Il est notamment l’auteur de Histoire de la pensée arabe et islamique (Seuil, 2006, 676 pages, 29 e) et vient de publier avec son épouse Marie-Thérèse Urvoy L’Action psychologique dans le Coran (Cerf, 2007, 103 pages, 13,90 e, ouvrage qui sera présenté prochainement dans La Nef).
(1) Voir l'Histoire des sciences arabes, R. Rashed, Seuil, 1997, et la revue Arabic Sciences and Philosophy, Cambridge University Press.