Hela Ouardi : Les Califes maudits - Recension par Winston Belmonte
Cette auteure originale s’est fait
connaître en 2016 avec Les derniers jours de Muhammad, ouvrage dans lequel elle
s’interroge sur la fin mystérieuse du Prophète. Compilant sans relâche, mais
toujours animée par la volonté de comprendre et d’expliquer ce qui peut l’être,
Madame OUARDI a analysé les sources historiques et traditionnelles qui fondent
les deux branches majoritaires et irréductiblement opposées de l’islam :
Sunnisme et Chiisme. De cette confrontation raisonnée des textes, l’écrivaine a
dégagé un récit passionnant où le fondateur du troisième monothéisme nous
apparaît au soir de sa vie, dans toute sa complexité.
Avec La Déchirure, premier tome
consacré à l’histoire des quatre premiers successeurs de Mahomet,
l’universitaire maghrébine reprend la même méthode d’investigation. Il faut
l’en féliciter car, une fois encore, le résultat est brillant.
Dans l’imaginaire collectif de
l’islam, ces premiers califes sont appelés littéralement « les lieutenants (sous-entendus
de l’Envoyé de Dieu) bien dirigés » (ar. الراشدون الخلفاء). En effet, après
l’indépassable modèle de la cité islamique instaurée à Médine par le Prophète,
ses quatre successeurs sont censés être des parangons du monarque terrestre
idéal, régnant constamment sous la direction éclairée d’Allah.
De « bien dirigés », Hela OUARDI,
avant tout soucieuse de vérité historique, rebaptise ces hommes d’État Les
Califes maudits. Le sobriquet scandalisera les dévots, il n’est demeure pas
moins rigoureusement exact et c’est ce que démontre l’ouvrage.
Ce premier tome intitulé La
Déchirure nous raconte comment, alors que le corps de Muhammad n’est même pas
encore enterré, deux des dix (plus proches) Compagnons du Prophète vont
manigancer, comploter et conspirer en tous sens pour s’arroger un pouvoir que
d’aucuns jugeront bien mal acquis.
Esprit subtil autant qu’érudit
cette Tunisienne nous conte une tragédie. Car en effet, c’en est une.
Pensez-donc que Fatima (ar. فاطمة) la fille chérie du Prophète âgée seulement
de 29 ans mourra de chagrin quelques semaines après Mahomet non sans avoir été
auparavant dépossédée de l’héritage de son père par Abû Bakr As-Siddîq (ar. الصديق
بكر أبو) ! Ce premier successeur de l’Envoyé d’Allah, qui fut parmi les
premiers à le rallier, se révèle sentimental mais hypocrite et faible quoique
donnant parfois l’illusion de la fermeté. Il tombe presque immédiatement sous
l’emprise de ‘Umar Ibn Al-Khattâb (ar. الخطاب بن عمر), homme à poigne et vrai
politique qui remplacera Abû Bakr à son décès.
Dès le début de son travail, Hela
OUARDI nous avertit qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais de la réalité, même
si la forme adoptée est celle d’une tragédie en trois actes comprenant
respectivement 7, 3 et 5 scènes (toute une symbolique !). L’écrivaine déroule
le fil d’une intrigue et nous instruit opportunément (p. 13) :
« Raconter l’histoire des premières
années de l’islam est une manière pour moi de ranimer une mémoire collective
fossilisée par une amnésie générale et confisquée par des forces obscures qui,
sous couvert de glorification du passé de l’islam, l’ont transformé en machine
de guerre. »
À défaut d’être sérieusement
étudiée dans les pays du Croissant, espérons que l’œuvre de Madame Hela OUARDI
sera très largement diffusée auprès des musulmans de France afin qu’ils
puissent porter un regard plus objectif sur l’islam – et souhaitons-le
ardemment – adhérer avec beaucoup d’enthousiasme aux valeurs d’un civilisation
occidentale judéo-chrétienne qui accepte la critique et le débat
contradictoire.
Hela OUARDI est une authentique
fille des Lumières. Lisons-la, suivons-la !
Winston BELMONTE (le 17 juillet
2021)
LES CALIFES MAUDITS
La Déchirure
Hela OUARDI
Albin Michel, mars 2019, 234 pages, 19 €
Connaître l’islam tel qu’il est par le Texte et non tel qu’on voudrait qu’il soit.
En français le mot islam peut avoir deux acceptions. Il peut s’entendre comme la troisième religion abrahamique révélée par le sceau des prophètes (4) ; il peut aussi se définir comme une civilisation (par ailleurs très brillante) (5). C’est le premier sens qui retient ici notre attention.
Pour le musulman pieux, l’islam est la seule religion véridique. Celle qui rétablit le culte sincère d’un monothéisme absolu (tawḥîd توحيد), celui qu’a prêché Abraham et qu’ont successivement trahi les juifs et les chrétiens (6).
L’islam repose sur 5 piliers (arkân al-islâm أركان الإسلام) traditionnels qui sont la profession de foi (ach-chahâdah الشهادة), la prière (aç-çalâh الصلاة) effectuée à 5 reprises dans la journée, l’aumône institutionnelle (az-zakâh الزكاة), le jeûne du mois de Ramadan (çawm chahr ramaḍânصوم شهر رمضان) et le pèlerinage (al-ḥajj الحج). À ces obligations, on peut ajouter celle de la guerre sainte (al-jihâd الجهاد) pour la défense – toujours – et l’expansion de la foi – lorsque le contexte y est favorable –.
Une place tout à fait particulière est dévolue au « Texte » fondateur de cette religions. Allah (الله), par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, a dicté au Prophète le Coran (al-qur’ân القرآن) qui signifie littéralement « la récitation » : parole inimitable et parfaite. Celle-ci, bien évidemment, ne peut être contredite sauf à se rendre coupable de blasphème, passible de mort. Le Coran, d’un point de vue musulman, est « Le » livre saint par excellence. Il émane directement de Dieu et Mahomet n’en est que le transmetteur (et surtout pas l’auteur). Le croyant, en aucune manière, ne peut aller contre la lettre coranique (7) car ce serait s’opposer à Dieu lui-même dont la volonté demeure absolue, immuable et intemporelle.
Le Coran a été révélé au Prophète pendant une vingtaine d’année de 610 à 632 (année officielle de sa mort). On prétend qu’il « est descendu » dans l’esprit de Mahomet. Historiquement, cette « descente » (إنزال) concerne deux époques bien différentes de la vie de Muḥammad :
Les sourates (8) révélées lors de ces deux époques apparaissent souvent contradictoires et cela n’a pas échappé aux contemporains de Mahomet. Ce dernier a alors expliqué qu’un verset plus récent dit abrogatif (ناسخ) venait en remplacement d’un autre plus ancien dit abrogé (منسوخ). C’est ce qu’exprime le verset 106 de la Sourate II :
Le fait est rappelé par le verset 101 de la Sourate XVI révélé pour défendre Muḥammad alors accusé d’arranger le texte au mieux de ses intérêts personnels :
Enfin, le Coran édicte sans aucune ambiguïté l’infériorité des juifs et des chrétiens vis-à-vis des musulmans, la mise à mort de ceux qui refusent son message.
On déduit de ces quelques remarques combien il est difficile au croyant de s’extraire de la contrainte du Livre, défini comme une vérité absolue qu’il faut éternellement et partout respecter, voire imposer par la force au besoin. Cependant, on peut, croyons-nous, distinguer le musulman du mahométan (11) . Le premier, bien qu’éduqué dans la culture de l’islam, peut tout à fait s’en détacher ou avoir une pratique religieuse très modérée car il ignore (ou refuse) les implications extrémistes des enseignements coraniques. Le second, en revanche, est un activiste fanatique. Il est persuadé de la véracité du message transmis par Mahomet qui demeure à ses yeux l’indépassable « beau modèle » (أُسوة حسنة cf. Coran XXXIII, 21) :